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Imprimer 03/02/2022 IP/IT- Données personnelles

La Cour de cassation reconnaît le caractère transférable du droit au brevet portant sur une invention de mission. Suite et fin de l’affaire INS.

"Il résulte des articles L. 611-6 du code de la propriété intellectuelle et L. 611-7, 1, du même code (…) que si l'inventeur est un salarié et que l'invention est faite dans le cadre de l'exécution de son contrat de travail comportant une mission inventive qui correspond à ses fonctions effectives, le droit au brevet sur cette invention appartient au seul employeur. Aucune disposition n'empêche celui-ci de céder ce droit à un tiers. Par conséquent, ayant cause du cédant, le cessionnaire qui dépose le brevet peut opposer au salarié inventeur, qui demande le transfert du brevet à son profit, la nature d'invention de mission de l'invention protégée par le brevet, sur laquelle le salarié n'a jamais détenu de droit à un titre de propriété industrielle"
Cass. com. 5 janvier 2022, n°19-22.030

Les inventions de salariés représentent environ 90% des inventions brevetées. Les inventions de mission, c’est-à-dire les inventions faites par un salarié dans l’exécution soit d’un contrat de travail comportant une mission inventive qui correspond à ses fonctions effectives, soit d’études et de recherches qui lui sont explicitement confiées, appartiennent ab initio à l’employeur. Ce principe apparaît comme une dérogation à l’article L. 611-6 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) qui prévoit que le droit de déposer un brevet sur une invention appartient à l’inventeur ou à son ayant cause.

La règle d’attribution initiale à l’employeur tend toutefois à se compliquer lorsque l’entreprise connaît, par exemple, des difficultés et cède l’ensemble de ses actifs immatériels. Le droit au brevet sur une invention de mission peut-il alors être librement cédé et donc être opposé par le tiers à l’inventeur salarié ? Ou doit-on a contrario considérer que ce droit au brevet est une prérogative strictement attachée à la qualité d’employeur et donc incessible à un tiers ? C’est à cette question importante que vient répondre l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 5 janvier 2022.

En l’espèce, une personne est recrutée en 2005 comme responsable de projets par la société ICARE. Il avait notamment pour fonction de développer une invention brevetée par le dirigeant de la société et portant sur un dispositif portable de détection, d’alerte et de transmission d’informations relatives à une personne physique. En 2006, le salarié est licencié pour motif économique. Après la liquidation judiciaire de la société, les éléments incorporels de celle-ci sont cédés à la société INS dans le cadre d’une cession de gré à gré. Ces éléments incorporels comprennent le premier brevet ainsi que les nombreux développements et recherches réalisés par le salarié dans le cadre de sa mission. Parallèlement à cette cession, le salarié est embauché par la société Télécom Design en qualité d’ingénieur de développement. En 2009 la société INS dépose un brevet français intitulé « procédé de détection de chute » et désigne l’ancien responsable de projets comme l’inventeur. EN 2012, la société INS cède ses droits sur les brevets français et européens à la société Télécom Design. Estimant que ces brevets doivent lui appartenir, le salarié assigne la société INS et la société Télécom Design pour obtenir le transfert de la propriété du brevet français et du brevet européen s’y étant substitué. 

En 2018, la Chambre commerciale de la Cour de cassation casse l’arrêt de la Cour d’appel de Paris ayant écarté la demande de l’ancien salarié. Pour la Cour, « l'acquisition des éléments incorporels de l'actif d'une société, comprenant un brevet et le résultat de travaux effectués dans la continuité de ce brevet par un salarié investi d'une mission inventive qu'elle avait employé, ne confère pas au cessionnaire la qualité d'ayant droit de l'employeur, en sorte que ce cessionnaire, qui a déposé un brevet à partir de ces éléments, n'est pas fondé à opposer au salarié que l'invention, dont celui-ci est l'auteur et revendique la propriété, est une invention de mission lui appartenant ».

La Cour d’appel de Paris, dans son arrêt de renvoi du 2 juillet 2019, persiste et rejette à nouveau la demande de l’inventeur. Celui-ci forme un pourvoi en cassation en s’appuyant principalement sur les motifs de l’arrêt de 2018. La Cour de cassation se rallie finalement à la position de la Cour d’appel en rejetant le pourvoi. Pour la Cour, "il résulte des articles L. 611-6 du code de la propriété intellectuelle et L. 611-7, 1, du même code (…) que si l'inventeur est un salarié et que l'invention est faite dans le cadre de l'exécution de son contrat de travail comportant une mission inventive qui correspond à ses fonctions effectives, le droit au brevet sur cette invention appartient au seul employeur. Aucune disposition n'empêche celui-ci de céder ce droit à un tiers. Par conséquent, ayant cause du cédant, le cessionnaire qui dépose le brevet peut opposer au salarié inventeur, qui demande le transfert du brevet à son profit, la nature d'invention de mission de l'invention protégée par le brevet, sur laquelle le salarié n'a jamais détenu de droit à un titre de propriété industrielle". La société Télécom Design, en sa qualité de cessionnaire et donc d’ayant droit de l’employeur, est fondée à opposer son droit de propriété sur les brevets déposés pour faire échec à l’action en revendication.

Ce revirement met fin aux incertitudes créées par l’arrêt de 2018. En reconnaissant le caractère transférable du droit au brevet, la Cour permet au cessionnaire, ayant cause de l’employeur, de se prévaloir du régime légal applicable aux inventions de mission.

LE CARACTÈRE TRANSFÉRABLE DU DROIT AU BREVET

Le premier apport significatif de la Cour de cassation est de reconnaître clairement le caractère transférable du droit au brevet. 

La Cour rappelle d’abord les règles d’attribution posées à l’article L. 611-7 du Code de la propriété. Si les conditions de l’invention de mission sont réunies, l’employeur devient propriétaire de l’invention et est libre de choisir sa stratégie d’appropriation. Il peut décider de garder secrète l’invention mais aussi de protéger celle-ci grâce à un brevet. La loi lui attribue à ce titre le droit au brevet, c’est-à-dire le droit de déposer l’invention afin de bénéficier d’un titre de propriété sur celle-ci. Le salarié bénéficie en contrepartie d’une rémunération supplémentaire.

La Chambre commerciale pose ensuite comme principe qu’« aucune disposition n’empêche (l’employeur) de céder ce droit à un tiers ». Cette affirmation doit être pleinement approuvée. Si le droit au brevet naît ab initio dans le patrimoine de l’employeur pour lui permettre d’exploiter une invention réalisée dans le cadre du contrat de travail comportant une mission inventive, ce droit n’est pas pour autant strictement attaché à la qualité de celui-ci. Aucune disposition n’interdit que l’employeur transmette ce droit à un tiers. 

Pour éviter tout litige, il semble toutefois nécessaire de prendre soin de détailler la teneur de la cession, et de viser expressément le droit au brevet.

Le droit au brevet se situe, en effet, entre l’invention et le brevet. Il fait l’objet d’un droit autonome. On pourrait alors considérer que la cession des résultats de recherche liés à un premier brevet n’emporte pas forcément transmission automatique du droit au brevet. Des auteurs ont ainsi interprété l’arrêt de la chambre commerciale de 2018 : la « portée véritable, en réalité, consiterait à consacrer l’autonomie du droit au titre comme objet distinct de la teneur de l’invention elle-même. Ainsi, les circonstances relevées par la Cour d’appel ne suffieraient pas à rendre les sociétés INS, et ultimement Télécom Design, cessionnaires du droit au titre du brevet B2, lequel appartient à l’employeur. En effet, selon les circonstances pertinentes relevées par les juges du fond, l'actif incorporel cédé comprend uniquement le brevet B1 et des résultats des recherches, sans que ne soit jamais visé le droit au titre en tant que tel » (D. POR et C. RIFFAUD, « De l’innovation au brevet : l’émergence du droit de propriété », JCP G, sept. 2018, n°37, pp. 1606-1611, spéc. p. 1609). 

L’arrêt de 2018 reconnaît la différence entre le savoir-faire issu des travaux du salarié dont l’accès peut être autorisé par contrat et le droit de s’approprier ce savoir-faire par un brevet, réservé par la loi à l’employeur (J. Raynard, Invention de salariés : le droit au brevet de l’employeur sur l’invention de mission peut-il profiter à un ayant cause de celui-ci ? », Propr. ind., mai 2018, n°5, pp. 41-42).

L’affirmation du caractère transférable du droit au brevet a aussi un impact pratique non négligeable. Il est en effet fréquent, dans les contrats de recherche et développement et dans les groupes de sociétés, qu’un tiers soit désigné pour déposer et gérer les droits de propriété intellectuelle. Dans les contrats de recherche et développement, un prestataire réalise des recherches pour un donneur d’ordre, qui s’approprie par le biais d’un brevet les résultats des recherches menées. Dans ce schéma, le donneur d’ordre souhaite garder généralement la maîtrise du dépôt et procède donc directement aux formalités. Dans les groupes de sociétés, souvent pour des raisons fiscales, une société est désignée pour la gestion du portefeuille des droits de propriété intellectuelle. Cette société là encore procède directement au dépôt de ces droits, alors même que l’invention a été exécutée par un ou plusieurs salariés sous la direction d’une autre entreprise. Refuser le caractère transférable du droit au brevet est nature à bousculer ces pratiques contractuelles puisque le déposant devrait nécessairement revêtir la qualité d’employeur de l’inventeur (F. Le Péchon-Joubert, A. Sorensen, C. Tergeman, « La Cour de cassation bouscule les pratiques contractuelles qui désignent le futur déposant d’un brevet portant sur une invention de salarié(s) », Options Droit & Affaires, oct. 2018, pp. 8-9). Les acquéreurs d’inventions de mission se voient quant à eux privés de tout droit et à la merci de revendications d’anciens salariés.

L’OPPOSABILITÉ PAR LE CESSIONNAIRE DU RÉGIME LÉGAL DES INVENTIONS DE MISSION

Le caractère transférable du droit au brevet a pour conséquence que le cessionnaire, ayant cause du cédant, puisse opposer au salarié le régime légal des inventions de mission et donc la propriété du brevet une fois celui-ci déposé. L’action en revendication du salarié ne peut dans cette hypothèse prospérer.

 Le changement de terminologie opérée par la Cour de cassation est significatif et peut, dans une certaine mesure, éclairer le revirement opéré par celle-ci.

Dans l’arrêt de 2018, la Cour de cassation a refusé de considérer le cessionnaire comme l’ayant droit de l’employeur. 

L’ayant droit de l’employeur semble renvoyer à l’article L. 1224-1 du Code du travail. Celui dispose : « Lorsque survient une modification dans la situation juridique de l'employeur, notamment par succession, vente, fusion, transformation du fonds, mise en société de l'entreprise, tous les contrats de travail en cours au jour de la modification subsistent entre le nouvel employeur et le personnel de l'entreprise ». À s’en tenir à cette disposition, il est exact de considérer que le cessionnaire, qui acquiert les actifs immatériels d’une société suite à sa liquidation, n’est pas l’ayant droit de l’employeur. Le cessionnaire n’a jamais repris à sa charge le contrat liant l’inventeur à son employeur, d’autant que le salarié avait été licencié quelques mois précédents la cession. Le cessionnaire ne peut donc se prévaloir cette qualité. On s'est alors demandé si la Cour de cassation n’avait pas simplement sanctionné la motivation de la Cour d’appel, en ayant accordé au cessionnaire un statut d’ayant droit de l’employeur qu’il n’a pas et dont il ne peut se prévaloir (voir en ce sens : P. Debré et J.-F. Medrignac, comm. sous. Cass. com. 5 janvier 2022, n°19-22.030, Blip, 24 janv. 2022).

Dans l’arrêt de 2021, la chambre commerciale approuve la Cour d’appel d’avoir retenu le statut d’ayant cause du cessionnaire. La qualification correspond cette fois à la situation de la société INS qui a acquis, par le biais d’une cession de gré à gré, l’ensemble des droits incorporels de la société ICARE, et plus précisément le droit au brevet portant sur une invention de mission. 

Cette qualité d’ayant cause permet au cessionnaire de revendiquer la qualification d’invention de mission et les droits qui y sont attachés. Le cessionnaire est alors en mesure de se défendre efficacement.

D’une part, elle évite que lorsqu’un litige se présente sur la qualification ou le régime des inventions de mission, le cessionnaire soit contraint de faire intervenir l’ancien employeur (question d’autant plus cruciale lorsque, comme en l’espèce, celui-ci a été liquidé). D’autre part, elle fait barrage aux actions de salariés tentés de demander le transfert de brevets sur des inventions de mission alors même que ceux-ci, pour reprendre les termes de la Cour de cassation, n’ont « jamais détenu de droit à un titre de propriété industrielle ».

Joachim WATHELET - Maître de conférences - Aix-Marseille Université